Jack
Depuis plusieurs semaines, la neige avait fait son apparition et couvrait les reliefs jusqu’aux abords des routes. Je veillais à rester en deçà de la vitesse autorisée. Ce n’était pas la crainte de glisser. Rouler doucement faisait partie de la quête : avant d’arriver, j’avais besoin d’être acquis au paysage. Incongru, le ruban gris de la chaussée s’insinuait au creux d’un édredon ondulant et immaculé. Sans limites. Un peu plus au loin, les sapins noirs poudrés de neige remontaient jusqu’aux flancs des sommets, eux aussi d’une blancheur parfaite. J’étais subjugué par la beauté des jours d’hiver ensoleillés et leur lumière si particulière.
Il y avait déjà quelque temps maintenant, j’avais fait une chose qui ne me ressemblait guère (la solitude, sans doute, m’incitait à innover). J’avais publié sur un site bien connu ceci : « Écrivain, je vous propose de rédiger vos mémoires. Un évènement qui mérite de ne pas sombrer dans l’oubli ? Toute une vie qui demande à laisser une trace ? Je viens à votre rencontre et passe avec vous les heures utiles pour coucher sur le papier vos souvenirs. » Mon annonce resta plusieurs semaines sans réponse, et je n’en fus pas surpris. Moi-même, je n’aurais jamais donné suite à une telle offre.
Mais un matin, je reçus enfin un premier message. Et d’autres lui succédèrent.
Jack était tourneur sur bois en Savoie. Il n’avait pas l’air totalement emballé ; moi, j’avais du mal à cacher mon enthousiasme. J’insistais :
« Offrez-moi le gîte et le couvert, je ne vous demanderai rien de plus. »
Rendez-vous fut pris pour une première séance, début janvier. J’arriverais à l’heure du déjeuner, je pourrais passer l’après-midi à observer mon hôte dans son atelier, et le soir venu, nous aurions tout loisir d’évoquer les souvenirs de Jack. Sur le trajet qui me conduisait à Aussois, j’écoutais le concerto no 4, en fa mineur, L’Hiver, allegro ma non molto. La musique classique avait fait irruption dans ma vie depuis peu. J’avais suivi les conseils qui m’avaient été donnés et acquis une série d’albums. Au deuxième mouvement, largo, la route dessina une ample courbe et le village apparut, peinant à se hisser hors de la vaste étendue blanche.
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Camille
Je traversais le Jardin de Ville, entièrement remodelé ces dernières années. Les journées se faisaient plus douces. Les arbres recouvraient leur feuillage, les oiseaux enchantaient les futaies, les fleurs s’ouvraient aux rayons du soleil et les parfums se libéraient de la végétation exubérante. Je me laissais gagner par toutes ces sensations de renouveau. Le printemps s’imposait lentement.
J’ai rencontré une première fois Camille un mardi d’avril : j’étais venu dans la matinée, avec sa permission toute spéciale, l’écouter jouer. Ses séances de travail se déroulaient dans le petit salon de musique aménagé dans une pièce de son logement, à deux pas du centre de Grenoble. Par heureuse coïncidence, j’habitais seulement à quelques encablures. Ma femme avait choisi notre appartement pour la vue dégagée sur les sommets environnants. Nous nous plaisions dans cette carte postale, et je n’avais jamais déménagé par la suite.
Camille avait appris le violon dès l’âge de six ans. Elle avait tout de suite fait preuve à la fois de talent et de persévérance. Bien sûr, elle avait agacé la maisonnée les premiers mois, mais très vite elle avait réussi à produire des sons harmonieux et tout le monde l’encourageait.
Arrivée à la trentaine, elle décida d’ajouter une corde à son arc : elle s’escrimait maintenant depuis deux années à maîtriser le violoncelle. Bien qu’elle ait choisi pour l’apprentissage un modèle 7/8 avec une longueur vibrante de soixante-sept centimètres, il me semblait grand pour elle. Les doigts de sa main gauche glissaient, sautaient parfois, sur le manche en érable, alors que son bras droit guidait l’archet et enchaînait des angles surprenants au plus près du chevalet. Elle avait soigneusement sélectionné ce mouvement, à jouer allegro, du concerto no 1 en mi majeur, Le Printemps, pour approfondir sa connaissance de l’instrument.
« La partition pour violoncelle n’est pas si simple, me confiait-elle plus tard. La lecture est complexe : on est en clé de fa, avec mi et si altérées en bémol puis on enchâsse dans la même mesure des croches en clé d’ut 4. »
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Alix
Il faisait très chaud depuis plusieurs semaines. Cela s’accentuait d’année en année. Quand l’été arrivait, les herbes avaient déjà jauni. On cherchait l’ombre en permanence. On nous imposait de limiter notre consommation d’eau. On devait être attentifs aux risques d’incendie et les barbecues étaient interdits. Au Sud, comme chaque année, des hectares de forêt disparaissaient dans les flammes. Des brigades de drones patrouillaient dorénavant ces zones dangereuses : elles étaient capables d’identifier tout contrevenant.
Pour me rendre à Antibes, j’avais choisi la route Napoléon que je fis en deux jours, afin d’entrer doucement dans ce nouvel épisode. Et aussi dans la chaleur qui ne descendrait guère en dessous des trente-cinq degrés, même la nuit. Entre Castellane et Nice, la sinuosité de la chaussée se mariait avec élégance au concerto no 2 en sol mineur, L’Été, d’allegro en adagio.
Alix n’aimait pas cette saison. Ce n’était pas la touffeur de l’air ni le nombre croissant de règles à respecter : c’était parce que la période avait toujours rimé avec l’arrêt de toute activité. C’était intolérable pour elle. Depuis l’enfance, me dit-elle.
À quatre ans de la quarantaine, ainsi qu’elle le formula, elle refusait encore de prendre des vacances en juillet ou en août. Elle parlait doucement. Des phrases courtes, ponctuées de silences. Elle pesait chaque mot. Tout en ayant accepté facilement de se raconter, Alix gardait une certaine distance. Pas avec moi, mais avec son récit. Elle se livrait à l’exercice comme si elle évoquait quelqu’un d’autre.
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Louison
Louison avait été le tout premier à répondre à mon annonce, à la fin de l’hiver. Il me demanda si nous pouvions échanger en visioconférence, car il n’était pas sur place. Et pour cause !
Louison était archéologue, spécialisé dans les civilisations englouties. Depuis l’Antiquité, on soupçonnait l’existence de cités submergées par les océans : Platon lui-même y avait fait référence. Périodiquement, on trouvait çà et là des ruines qui se révélaient n’être que des épaves de vaisseaux. Mais depuis peu, des progrès énormes avaient été réalisés grâce aux incroyables facultés d’observations des satellites, français pour une fois. Dotés de moyens techniques impressionnants, ils décelaient à plusieurs milliers de mètres de profondeur des objets distincts de la faune et de la flore marines, parfois pas plus grands qu’une assiette. En même temps, on avait mis au point des engins de fouilles, eux aussi capables de descendre suffisamment loin suffisamment longtemps pour aller ramasser poteries ou autres vestiges. Louison pilotait l’un de ces sous-marins pelleteuses, en tant que conservateur de la région atlantique. Sa mission internationale le retiendrait sur place durant les six prochains mois.
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