Vous est-il arrivé, au sortir d’une longue sieste, de vous sentir comme absent de vous-même ?
Cet après-midi, quand j’ai ouvert les yeux, je suis resté un instant couché, incapable du moindre mouvement. Mon esprit était dissocié de mon corps, à tel point que lorsqu’enfin je me suis levé, j’ai eu l’impression assez dérangeante de me voir encore allongé sur le lit, absolument immobile.
Ensuqué, j’ai rejoint le rez-de-chaussée de notre maison. Christine était affairée comme à son habitude à sa table de travail. Elle m’a accueilli en me lançant, sans arrêter sa tâche :
— Ah, tu es là ! Tu as dormi longtemps. Mais ça t’a fait du bien. Tu as bonne mine, tu as gagné quinze ans !
Je me suis approchée et l’ai enlacée.
— Oh là ! Que t’arrive-t-il ? Un cauchemar ?
— Non, j’ai juste envie d’être avec toi.
Je l’ai embrassée, elle a répondu à mon baiser, et, sans l’avoir prémédité, nous avons rejoint le canapé, et nous nous sommes aimés. Moment tendre et sensuel, dont nous avions, me semble-t-il, perdu l’habitude. Nue au-dessus de moi, elle me laissait caresser ses seins, et, malgré la surprise, je n’ai pas osé lui demander comment le gauche avait retrouvé toute sa beauté.
En remettant de l’ordre dans sa tenue, elle m’a dit, sur un ton enjoué, et étonné en même temps :
— Il y avait bien longtemps, Paul. C’était très agréable.
J’avais conscience d’avoir été négligeant, ces derniers temps. Je n’ai pas fait de commentaire, et je m’échappais à nouveau de l’instant présent.
Christine m’a crié, du bout du couloir où elle se tenait maintenant :
— Je vais faire une ou deux courses. Thierry a essayé de te joindre plusieurs fois. Il a laissé un message. N’oublie pas que tu as promis à ton fils d’aller l’attendre à l’arrêt du bus. C’est à dix-sept heures trente.
Je n’ai pas répondu. J’enregistrais les informations, mais j’avais du mal à les comprendre. Je cherchais mon portable. Je fouillais sous les coussins du canapé. Peut-être était-il tombé de ma poche ? Non.
Alors que j’allais d’une pièce à l’autre, j’étais surpris par le mobilier et la décoration. J’avais l’impression de ne rien reconnaître, ou plutôt de retrouver des meubles et des couleurs murales datant de notre arrivée, il y avait quinze ans. Mais j’aurais bien été incapable de dire comment était le style actuel. Et mon esprit était aussitôt accaparé par la recherche de mon téléphone.
Au bord de l’épuisement, j’ai aperçu, dans l’entrée, le voyant de la messagerie du fixe qui clignotait. Cela faisait des années que plus personne n’utilisait cette ligne. Par curiosité, j’ai appuyé sur le bouton pour écouter. Et c’était bien Thierry, mon associé et ami d’enfance :
— Paul, rappelle-moi ! J’ai une excellente nouvelle ! On vient de recevoir le feu-vert de Garnier : un million d’euros ! La fin de la galère ! Le début d’une nouvelle vie ! Où es-tu passé ?
Je ne comprenais rien à ce qu’il disait. Notre client travaillait maintenant avec nous depuis quinze ans. Les commandes annuelles se renouvelaient sans relance, et, dès la deuxième année, avaient dépassé le million d’euros.
Pour l’instant, j’avais mieux à faire que de rappeler. J’avais commencé, une quinzaine d’années auparavant, à aménager au-dessus du garage une pièce pour moi. Mais j’avais lâchement abandonné les travaux en cours, lorsque j’avais dû me vouer entièrement à notre projet d’entreprise. Cette fois, j’avais décidé de mettre à profit ces jours exceptionnels de repos pour finir cet espace et en faire mon refuge, entouré de mes livres et d’objets précieux pour moi, et dont l’ambiance serait propice à la quiétude et à la méditation. Christine se moquait. Cela faisait des années que je lui disais que j’allais consacrer du temps à l’introspection.
Enfin, j’avais repris mon chantier. L’électricité et une mini salle d’eau dataient de mon premier élan. Cette semaine, j’avais terminé l’isolation et peint murs et plafond. Je me suis installé pour poser un parquet flottant sur la dalle. J’étais heureux de m’adonner à des travaux manuels. Œuvrer de nos mains nous faisait exister au monde, avait à peu près écrit Simone Weil. J’agissais comme dans un rêve. Les outils glissaient entre mes doigts, et les lames de bois venaient s’encastrer sans heurts les unes aux autres. En un temps record, et sans que je ressente la moindre fatigue, le sol a été posé.
Satisfait, j’ai regagné la cuisine et attrapé une bière au frais. J’ai vérifié l’heure, le temps s’écoulait lentement. Il me restait encore une heure avant d’aller chercher Noé.
J’ai pris place dans un fauteuil, me demandant quand Christine l’avait récupéré. L’idée de retrouver mon téléphone et d’appeler Thierry s’est estompée rapidement au profit d’un vagabondage vers des rêves très anciens, sans que je saisisse le fil conducteur qui les reliait. Cependant, dans chacun d’eux, la présence d’un cerf-volant rouge s’imposa.
J’avais bien fait de prendre cette semaine de repos. J’étais tout simplement en train de faire un burn-out. Je payais quinze années de travail acharné. Je ne m’étais jamais arrêté, laissant filer les années. Je m’en voulais d’avoir été peu présent quand Christine était tombée malade. L’opération avait été fort douloureuse pour elle, une fin de quelque chose, disait-elle. J’avais aussi manqué tant de moments importants avec Noé : rentrée en primaire, jour où il avait fait du vélo sans petites roues, succès aux examens, premier chagrin, et d’autres. Je citais ces exemples sans même me souvenir s’ils avaient eu lieu.
Bien sûr, Thierry et moi avions réussi notre entreprise. Nous avions commencé tous les deux dans un garage, nous étions aujourd’hui à la tête d’une société de trois cents personnes, en perpétuelle croissance. Nous avions la responsabilité de ne pas décevoir nos clients et nos collaborateurs. Il était hors de question de faiblir ni d’avoir des états d’âme. La pression ne cessait jamais. Je disais à Christine de ne pas compter sur moi en semaine, et je n’étais même pas fiable le week-end. J’avais plusieurs fois été absent à Noël. Le succès était à ce prix. Je mettais en avant notre réussite sociale, la maison, et tout le reste.
Un peu avant dix-sept heures trente, j’ai pris le chemin qui conduit à l’arrêt du bus. Comme un automate. Je m’interrogeais sur la nécessité d’aller attendre Noé, qui venait habituellement par ses propres moyens. Au fait, avait-il toujours sa moto ou une voiture ? Je ne m’en souvenais pas.
À l’heure, le car scolaire a stoppé devant l’abri, à dix mètres de moi. Je guettais Noé, qui logiquement devait dépasser largement la taille des enfants qui descendaient. Mais je ne le vis pas émerger. Quelle tête avait-il déjà ? Cheveux longs ? Première barbe ?
Je réalisais au dernier moment que le gamin blond aux yeux rieurs, qui me lançait du haut de son mètre vingt un « Salut ! » désinvolte, était mon garçon !
Quand il a pris ma main, m’entraînant fermement, je me suis redressé d’un bloc dans mon lit. Nous étions à la maison. Christine appelait notre fils depuis le rez-de-chaussée :
— Laisse ton papa se reposer, Noé !
J’avais quinze ans à ne pas perdre : une renaissance m’était offerte.
Le soir même, il s’est passé plusieurs choses. J’ai appelé Thierry pour lui annoncer que je renonçais à notre projet. J’ai expliqué à Christine ce que je voulais faire et pourquoi. Elle m’a assuré de sa confiance. Je lui ai dit que je serai toujours là, qu’il n’y aurait pas de mauvaise passe, pas de sale maladie, dans nos vies, parce que nous allions faire attention l’un à l’autre.
Et après dîner, je suis allé à mon bureau tout neuf, j’ai allumé mon ordinateur et ouvert un nouveau document pour commencer à écrire ma première nouvelle, encore sans titre :
« Vous est-il arrivé, après une longue sieste, de vous sentir comme absent de vous-même ?
Cet après-midi, lorsque j’ai ouvert les yeux… »
J’avais accroché, au mur face à moi, mon cerf-volant rouge.
Réécrit le 27 février 2022
Bonjour Serge,
La lecture de tes nouvelles m’a enchanté. J’ai comme dans l’idée que la vie devrait nous faire nous recroiser. Cela ne dépend que de nous . Enfin que de toi maintenant.
Jacques .